lodz

Location:
Et
Type:
Artist / Band / Musician
Genre:
Acoustic / Classical / Experimental
Site(s):
Label:
tsuku boshi
Type:
Indie
Le nom de "Lodz"
Je ne connais pas Lodz, n’y suis jamais allée, ne ferai jamais le voyage. Et j’ai sous les yeux la lettre d’une amie qui revient juste de Lodz. C’est le matin, derrière la fenêtre, l’hiver est ras sur le parc juste en face. Paris. Buvant distraitement mon thé, je reprends les mots de cette lettre parvenue sur mon écran. Des nouvelles de Lodz, des nouvelles de Pologne, des nouvelles de l’Est.



Je pourrais faire ce voyage. Le pourrais-je vraiment ? Il faudrait peut-être apprendre la langue, oui, il faudrait d’abord savoir de quoi on parle et comment on parle. De cette langue, je garde en mémoire un accent, comme du sel sur le français. Challmant accent, « r » roulé rieur, mélodieuse scansion. « Comme tu as un joli liban, Paline !» « Papi, dis le mot brouillard, s’il te plaît! » Je ne garde que ces quelques traces. Je pourrais faire d’abord ce voyage de la langue, puis un voyage pour de bon, vers l’Est. Prendre un train.



Mais ce train a déjà été pris, un demi-siècle, en sens inverse et sans retour possible. Chaque mètre parcouru sur ces rails a avalé un peu de mémoire, un peu de vie passée. C’est l’Ouest à présent, juste l’Ouest à présent. Est en Ouest a été balayée toute la surface du souvenir. Ne reste, encore, qu’un accent qui est une trace toute vide.



Suis-je envieuse de son voyage? Il faudrait pour cela que la distance qu’ils parcourent soit cette distance, celle qui va du sourire d’un accent à l’envers d’un masque… qui n’a même plus d’envers. Non, retrouver cette ville ne se fait pas en un voyage. En nul voyage elle ne se trouve et cette distance ne saurait être parcourue par des pas… pas de « pèlerinage » pour cette terre.



Car qu’y a-t-il là bas qu’une ville qui n’est pas la mienne, qui est comme tant de villes que je ne connais pas et dont les noms aussi sonnent si drôle ? Je n’en sais rien, de Lodz. J’imagine vaguement, série de clichés d’Est, des murs gris, des friches et du froid. Des écoles et des rues, des boutiques et des chalands. Des immeubles refaits à neuf que ces voyageurs qui m’écrivent essaient de ne pas voir. Ils tournent leur regard vers des ruines que cette ville a bien raison de vouloir cacher. Ils cherchent une autre ville dans la ville.



Cette amie même, a-t-elle avoué, n’a pas su si exactement c’était cela, si exactement c’était – là. Nous sommes tant à scruter des façades muettes, simples faits que nous espérons loquaces. Mais c’est nous-mêmes que nous mettons dans ces murs. Là bas nous ne trouverions même pas la simple familiarité de cette vue quotidienne, celle du parc, de Paris, car par delà la fenêtre, non pas ici, mais au lever du jour, se dresse une ville où je ne suis pas née. Où je serai toujours étrangère C’est peut-être ce qui me la rend si proche, cette ville : le fait que je ne veuille pas y aller, que parmi toutes les villes possibles, elle soit la seule où je ne voudrais pas aller. Il y a plus de moi-même dans le fait de ne pas la connaître, dans la distance infranchissable qui m’en sépare que dans la somme de ses rues. C’est bien. C’est un point de repère, une boussole infaillible, que d’être toujours l’étrangère de quelque part.
Dans la ville où j’habite, celle où je suis un peu chez moi, dans son métro pratique et malheureux - station Luxembourg - ils ont placé sur les murs interminables de grands panneaux qui parlent des villes que l’on traverse. Ce sont des photographies, aux légendes d’autant plus vides de sens que leur police est démesurée et leur formulation elliptique. Cela « parle » des villes mouvantes et fuyantes. Ce matin, alors que je reçois des nouvelles de Lodz, je repense au texte d’une de ces grandes images murales. Cela dit : « la ville ne connaît pas de retours. » Admettons.



Et si ceux qui en venaient se définissaient par l’exacte teneur de la distance qui les en sépare ? « Dis-moi, de quelle ville es-tu ? Dans quelle distance de ville te tiens-tu et peut-on te tenir ? – Je ne sais pas, dit le souvenir du grand-père. – Mais dis-moi au moins quelle est la couleur des façades de cette ville. – Je crois que c’est la cendre, assurément, celle de l’exil. »
Ainsi je ne peux parler de l’Est qu’en creux, et ce nom de ville, que je tiens dans mes paumes comme une amande vide, je ne peux m’en saisir pour m’y projeter, pour m’y protéger. Je sais bien pourtant qu’il n’y a pas, là-bas, qu’une terre brûlée. Que la vie a poussé. Qu’il y aurait à voir et à dire. Je pressens bien les passants, la rumeur des cafés, telle école fameuse. Mais c’est là un tout autre nom de ville. Celui-ci, je pourrais, à la limite, apprendre à m’y rendre, et, pour commencer, à le prononcer. Woudj, comme le bateau, car je sais au moins cela, que c’est un drôle de nom pour un lieu enclavé. Pas si étrange, cependant, si on pense aux courants humains qui ont fui cette enclave, parfois, rarement, par les chemins terrestres. Car au ciel « da liegt mann nicht eng » et un pin pour chacun en mémoire ici-bas. Chut. Le bateau fait un écho te laissant interdite… Fuyant Lodz, il a fallu quitter cette demeure paisible, embarquer, et les courants, ça ne souffre pas l’inverse.



Il est certainement possible de connaître Lodz, comme il est possible d’arpenter ses rues, d’y lover un quotidien de façon presque mécanique. Ces habitants là tiennent sa substance. Ils peuvent parler de Lodz. Ils peuvent parler ce nom. Moi, je tourne autour, je tourne autour de cet Est, je le questionne par voies indirectes, par d’autres catégories.
Quand, quel, combien, action, passion, relation, possession, position, substance. Prédiquer, mauvais jeu de mot, accuser.
Quand : Avant ou après le désastre ? Avant ou après avoir inventé le mot désastre ? Après l’avoir traduit ? Avant toute traduction possible ? La date de l’exil.
Qualité : Teneur indicible du nom Lodz dans nos bouches. Prononciation difficile. Maladresse de ma langue.
Quantité: Combien dans le ciel « pas serrés » ? Pèse-t-on la fumée ?.
Action : Dissipation-purgation, par douce destruction des zones mnésiques incriminées. C’est fait et cela n’est pas réparable. Cerner cet oubli.
Passion : Pas de passion. Pas de douleur (non, non). Comme si ce nom n’était pas altérable. Je ne sais rien des remous actuels de cette ville, de sa jeunesse, de ses enfants, des oiseaux qu’on y trouve dans les parcs.
Relation : Silencieuse présence, distance cristallisée.
Possession : Confort de l’Ouest, restaurants après la guerre.
Position : C’est l’Ouest à présent. Seul l’Ouest à présent.
Substance : je l’accuse de ne pas avoir de substance.



Comment, cette ville, puis-je l’accuser de ne pas avoir de substance, là même où je lui donne tant d’attributs? C’est qu’elle ne se donne que comme l’oubli d’un substrat, d’une terre ferme et lourde de noms, d’histoires, d’ancêtres. De « chaumières », on dit toujours chaumières.
Car c’est là le mystère de Lodz, ce qui la fait imprenable et rend tout trajet impossible : il y a tant de mots à dire, qui ne se greffent sur aucun dit, qui ne se posent sur aucune lande.
Alors sommes-nous devenus les « stalkers » de ce nom, que nous parcourons d’Ouest en Est, espérant trouver ce que nous ne pourrons jamais reconnaître ? Folle errance, fol héritage de notre peuple. Errants de grands chemins, « lebenslangliche Reise, wie zwischen Planeten ».



Alors, nous qui n’avons pas de mémoire, qui n’avons aucun dit, ne nous reste-t-il que l’errance, toujours, et la possibilité d’usurper des archives qui ne sont pas les nôtres ? Car sur mon piano, j’ai encadré la photographie de trois personnes près d’une voiture. C’est en Pologne, certainement pas à Lodz. La femme doit… oui, elle doit ressembler à mon arrière grand-mère. Les hommes doivent …oui, ressembler à mon arrière grand-père. Je les regarde et leur souris comme à des ancêtres. Archive trouvée sur Google. Errance des colonnes de liens, comme terre symbolique. Mais tous les liens disent et aucun ne parle. En choisir un, l’essayer, essayer de voler l’image mortuaire. Des liens, nul lieu.



Pas de substrat, pas de terre où à défaut de connaître des chemins, nous pourrions nous orienter. Un des points cardinaux reste manquant.
Et j’accuse des neuf autres catégories, enfant en mal de cadastre, en explorant ces liens - à défaut d’une terre fertile - le nom de Lodz.



Terre fertile où poussent des colchiques - Herbstzeitlose – que nous, les enfants de bien après, ne savons pas reconnaître, et ne cueillerons pas.



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